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La charrue est-elle un outil d’un autre temps ?

La charrue est-elle un outil destiné aux musées agricoles ou a t-elle toujours sa place dans le parc matériel d'une exploitation agricole ?

Symbole séculaire du travail du sol, la charrue se retrouve aujourd’hui au cœur d’un débat technique, économique et environnemental. Longtemps considérée comme indispensable à la réussite des cultures, elle fait désormais l’objet de remises en question, pointée du doigt pour son impact sur la structure des sols, sa consommation énergétique et son rôle dans les émissions de gaz à effet de serre. Certains agriculteurs abandonnent le labour au profit de pratiques alternatives, quand d’autres défendent la charrue comme un outil encore utile, voire irremplaçable dans certains contextes.

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Depuis bien longtemps, la charrue représente l’outil emblématique du travail du sol profond, travail qui a façonné l’agriculture moderne. Pourtant, face aux préoccupations environnementales et aux nouvelles pratiques culturales, sa place est de plus en plus contestée. Certains agriculteurs et experts prônent son abandon progressif, car jugée trop agressive pour les sols et trop coûteuse. D’autres défendent sa nécessité dans certains contextes. La question soulève un débat riche et nuancé.

Principal reproche : son impact sur la structure du terrain. En retournant profondément la terre, la charrue détruit les horizons, perturbe la vie microbienne et réduit la biodiversité. Le labour, profond, peut provoquer une perte de matière organique de 20 à 30 % sur plusieurs années, accélérant ainsi la dégradation des sols. Cette perte a des conséquences sur leur capacité à retenir l’eau et les éléments nutritifs, et augmente le risque d’érosion et de lessivage. D’après plusieurs revues scientifiques, le labour conventionnel favorise l’oxydation accélérée de la matière organique présente dans la terre via l’aération et la rupture des agrégats, ce qui entraîne des pertes significatives de carbone stock. Ces effets sont systématiques lorsque le travail du sol est intensif. En outre, la charrue reste énergivore. Les tracteurs doivent avoir de la puissance sous le capot pour pouvoir travailler avec elle, ce qui, de fait, entraîne une consommation de carburant importante. L’arrêt du labour pourrait diminuer la quantité de GNR engloutie de 25 à 30 %, un levier non négligeable pour ceux souhaitant maîtriser leurs coûts. D’autant plus en période de prix de l’énergie élevé, toute économie étant bonne à prendre...

L'essentiel du marché français s'oriente vers des charrues de quatre à six corps. (© Adobe Stock/Zane)

Labourer peut également accroître le risque de tassement sous-jacent, dû au passage répété du tracteur. Qui dit tassement, dit réduction de la porosité du sol et donc moins bon développement racinaire. Les sols argileux se montrent particulièrement sensibles à ce phénomène, ce qui a poussé certains agriculteurs à chercher une alternative.

Une cible médiatique dans le débat environnemental

Ces dernières années, difficile de nier que la charrue est devenue un outil controversé, particulièrement dans les médias généralistes, étant souvent associée à une agriculture intensive jugée peu durable. Des reportages comme celui diffusé sur France 2 en juin 2019 dans l’émission « Cash investigation » (Multinationales : hold-up sur nos fruits et légumes) ont mis en cause les pratiques agricoles traditionnelles, pointant du doigt le labour comme étant un facteur d’appauvrissement des sols et de libération massive de carbone dans l’atmosphère. Autre exemple avec le documentaire La Terre vue du cœur, coécrit par l’astrophysicien Hubert Reeves, qui évoque lui aussi le labour comme une cause directe de la perte de biodiversité des sols. 

Dans la presse écrite et radiophonique, Le Monde, Reporterre ou encore France Info ont également relayé des travaux scientifiques dénonçant la minéralisation accélérée de la matière organique provoquée par les labours profonds, avec un effet cumulatif sur le changement climatique. Dans une chronique de France Inter, le journaliste explique que l’oxygénation induite par le labour favorise la respiration microbienne, ce qui entraîne une consommation accélérée de matière organique, libérant du CO₂. Ces émissions carbone sont, certes, utiles aux plantes à court terme, mais in fine, elles fragilisent le sol et altèrent sa fertilité ainsi que sa capacité à stocker l’eau. 

Ces critiques manquent le plus souvent de nuances, elles omettent souvent de distinguer les formes de labour ou de prendre en compte les contextes pédoclimatiques dans lesquels il demeure pertinent. Mais elles montrent bien à quel point la charrue est devenue un enjeu politique et symbolique, au-delà de ses seules performances techniques.

Les agriculteurs en quête de nuance

Face aux critiques stigmatisantes, nombreux sont les agriculteurs et les organisations professionnelles qui tiennent à rétablir une vision davantage équilibrée de l’usage de la charrue. Ils rappellent, par exemple, que le labour n’est pas systématiquement synonyme de dégradation, dès l’instant où il est utilisé à bon escient, de façon raisonnée et adaptée aux conditions locales. Dans les régions humides à forte pression adventice ou en agriculture biologique, il reste un outil indispensable pour assurer une rotation saine et limiter le recours aux produits chimiques.

Des voix agricoles se sont fait entendre pour dénoncer les représentations simplistes relayées dans les médias. La FNSEA, la Coordination rurale ou des collectifs comme Pour une agriculture du vivant défendent notamment une approche contextualisée et technique du labour. Sans omettre de dire que le non-labour ne représente pas une méthode sans limite, ni que certaines exploitations agricoles ayant adopté le semis direct ont connu des reculs de rendement ou des difficultés de gestion des limaces et des vivaces. 

Dans la presse professionnelle, plusieurs témoignages d’agriculteurs rappellent que la charrue peut aussi jouer un rôle ponctuel en sortie d’hiver, pour relancer un sol compacté ou déséquilibré. D’autres insistent sur le fait qu’interdire ou bannir la charrue se révélerait sans doute une erreur, car cela priverait les exploitants d’un outil polyvalent qui, s’il est bien utilisé, peut préserver la fertilité à long terme.

Pour certains, la charrue reste indispensable

Effectivement, la charrue peut jouer un rôle-clef sur certaines exploitations. Elle permet notamment d’enfouir efficacement les résidus de culture, offrant ainsi une maîtrise de la population adventices et limitant le recours aux herbicides. C’est le cas, entre autres, dans les systèmes céréaliers à rotation courte, où les mauvaises herbes peuvent rapidement proliférer. Le labour reste alors une méthode fiable. Autre avantage : la charrue permet de préparer un lit de semences homogène, avec un sol meuble et sans mottes. Un argument en faveur de la qualité de germination et du développement des plantules. En conditions de sols lourds et compactés, la charrue assure un décomptage des couches et améliore l’infiltration de l’eau, ce qui limite les problèmes d’asphyxie racinaire. Enfin, la charrue est souvent perçue comme un gage de fiabilité. Elle ne dépend pas autant des conditions climatiques que certains travaux superficiels, et son usage est maîtrisé par la plupart des agriculteurs. Ce facteur rassure, dans un métier soumis à de nombreux aléas. 

Le labour n’est pas systématiquement synonyme de dégradation, à condition d'être pratiqué de façon raisonnée et adaptée aux parcelles de la ferme. (© Pixabay)

Les instituts techniques proposent un éclairage mesuré sur l’usage de l’outil. Loin de recommander son bannissement pur et simple, Arvalis souligne que le labour, même s’il est coûteux en énergie, reste une pratique stratégique dans certains systèmes de production, notamment pour la gestion des adventices résistantes, des reliquats d’azote, voire en situation de conversion vers l’agriculture biologique. Dans leurs bulletins techniques, les experts rappellent qu’en cas de forte pression vulpin et/ou ray-grass, le labour profond (22 à 25 cm) peut permettre de réduire considérablement leur levée en surface, quand le faux-semis ou le déchaumage ne suffisent plus.

Terres Inovia reconnaît également que le recours temporaire à la charrue peut s’avérer bénéfique après plusieurs années de semis direct, notamment pour restaurer la structure du sol ou encore enfouir des résidus porteurs de maladies telles que le sclérotinia. L’Inrae, dans ses travaux sur l’agroécologie, appelle à « repenser le labour » et non à le voir comme un tabou. Il s’agit plutôt d’une option à mobiliser ponctuellement dans une logique de régénération de la terre.

Ces analyses convergent sur un point : la charrue ne doit plus incarner l’outil par défaut, mais elle conserve une place pertinente dans une approche raisonnée, adaptée à chaque système, sol et objectif agronomique.

D’autres solutions qui cassent les habitudes

Parmi les solutions de remplacement, citons les pratiques dites de conservation du sol, qui ont connu un essor important ces dernières années. Le semis direct, évitant tout travail du sol en amont, semble plébiscité pour préserver la matière organique et la vie microbienne. Les exploitations converties à cette méthode évoquent une baisse pouvant atteindre 50 % de la consommation de carburant, sans oublier une amélioration de la structure du sol sur le long terme. 

Autre technique : le strip-till. Il combine le travail localisé sur la ligne de semis et la préservation du reste du terrain. Une solution intermédiaire alliant avantages du labour et préservation du sol. Plus récemment, le déchaumage superficiel et le travail réduit du sol sont également apparus comme des compromis intéressants. Ils permettent de gérer les résidus et d’éviter certaines mauvaises herbes sans recourir au retournement complet. Plusieurs bulletins techniques publiés entre 2022 et 2024 par Terres Inovia soulignent que le déchaumage superficiel (de 5 à 10 cm) limite le développement des mauvaises herbes en perturbant leur cycle, tout en préservant la structure et la biodiversité du terrain. Ce type de travail est préconisé en cas de pression adventices modérée et en complément d’un faux-semis.

Néanmoins, ces méthodes nécessitent souvent du matériel spécifique, un ajustement du système de production ainsi qu’un suivi rigoureux des parcelles. Vous l’aurez compris, passer au non-labour ne s’improvise pas, et la plupart des agriculteurs constatent une période de transition, plus ou moins longue, dont les résultats varient.

Le strip-till travaille le sol uniquement là où la ligne de semis doit être implantée, ce qui préserve le reste du terrain. (© Kuhn)

Autre levier pour limiter le labour : les couverts végétaux. Ils occupent une place stratégique. Étant semés entre deux cultures principales, leur implantation s’avère bénéfique : protection contre l’érosion, amélioration de la structure du sol, captation de l’azote, etc., mais aussi concurrence directe avec les adventices. En occupant le terrain en période d’interculture, ils réduisent fortement l’espace, la lumière et les ressources nutritives disponibles pour les mauvaises herbes. Cette couverture du sol agit comme un « labour vivant » qui freine naturellement la pression adventice, limitant donc la quantité de désherbant chimique (et mécanique). Un couvert bien implanté permettrait de réduire de 40 à 60 % la levée des adventices hivernales, notamment le ray-grass, le vulpin et le mouron des oiseaux. Le choix des espèces (radis, avoine, féverole, vesce…) et leur densité d’implantation jouent aussi un rôle-clef dans cette efficacité. Certaines associations comme avoine-vesce ont montré une efficacité comparable à un passage de charrue sur la maîtrise des dicotylédones.

Si l’ACS nécessite du savoir-faire, elle semble incarner une voie crédible pour conjuguer performance agronomique, sobriété énergétique et durabilité. (© Amazone)

Toutefois, la gestion des couverts exige rigueur et technicité. Leur destruction, le timing et le relais avec la culture suivante conditionnent le succès de cette stratégie. Elle n’est donc pas encore perçue comme une solution universelle, mais bien comme un élément intégré d’un système de production sans labour bien maîtrisé.

Un enjeu économique central

Le choix d’utiliser ou non la charrue se répercute fortement sur la rentabilité d’une exploitation. Selon des données mesurées par Arvalis entre 2015 et 2020, le labour entraîne un coût opérationnel moyen situé entre 90 et 130 €/ha, incluant carburant, usure des pièces (soc, versoirs, coutres) et amortissement du matériel. À l’inverse, les systèmes sans labour affichent des coûts réduits, autour de 45 à 70 €/ha, notamment grâce à la baisse de la consommation de carburant (jusqu’à -30 %) et à la diminution du temps de travail (environ -1,5 h/ha en moyenne). 

Ces valeurs doivent être relativisées face au coût des autres solutions. Par exemple, le semis direct nécessite un semoir spécialisé dont le prix se situe généralement entre 40 000 et 70 000 €, selon Arvalis, sans compter les ajustements agronomiques nécessaires (rotations, couverts, gestion des adventices). Le retour sur investissement est généralement observé au bout de cinq à sept ans, selon la taille de la ferme et les surfaces cultivées. D’après une enquête menée en 2023 par l’Apad (Association pour la promotion de l’agriculture durable), 62 % des agriculteurs engagés dans la réduction du labour ont observé une amélioration de leur marge nette au bout de trois campagnes, principalement grâce à des économies de charges mécaniques et une meilleure résilience face aux aléas climatiques.

Faut-il donc bannir la charrue ? La réponse est complexe. Elle dépend du type de sol, des cultures, des objectifs de l’exploitation et des moyens disponibles. Le contexte agronomique et économique joue un rôle crucial. La tendance générale s’oriente vers une réduction progressive du labour, au profit de pratiques plus durables préservant la biodiversité et réduisant les coûts de mécanisation. Ce qui n’empêche pas la charrue de garder sa place dans certains systèmes où elle répond à des besoins précis et ponctuels. Plutôt que de la bannir totalement, il s’agit d’intégrer son utilisation de manière raisonnée, combinée à d’autres méthodes, pour conjuguer performance agronomique, respect de l’environnement et maîtrise des coûts.

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